Pétition unitaire Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles (CPGE)

CGPE vs Université

/ #3249 Tribune. Et si l’université apprenait des classes préparatoires?

2013-12-13 16:38

SOCIÉTÉ - le 13 Décembre 2013
Tribune. Et si l’université apprenait des classes préparatoires?
http://www.humanite.fr/societe/tribune-et-si-l-universite-apprenait-des-classes-p-555294


Par Corine Castela, Maitre de Conférences à l’ESPE de Rouen, chercheure en didactique des mathématiques. J’hésitais à entreprendre ce courrier ce Vendredi 13 décembre quand j’ai entendu la revue de presse de France Inter et les allusions aux articles du Monde et de Libération sur la question des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE dans ce qui suit). Cela a vaincu mes hésitations.

Les lecteurs de l’Huma sont bien au fait du mouvement grâce à plusieurs articles. En tant que chercheure en didactique des mathématiques, je travaille sur la question du travail personnel des élèves des CPGE. J’ajouterai aussi que je fais partie des très nombreux élèves qui, d’origine très modeste, ont grâce au passage en prépa scientifique accédé à une école normale supérieure, à l’agrégation et enfin à la recherche universitaire. Je ne peux pas oublier que c’est cette institution-là qui m’a conduite où je suis.

Dans ce courrier, je me contenterai de conseiller deux lectures, qui peuvent outiller la lutte des enseignants de CPGE mais aussi faire réfléchir sur ce que pourrait tenter l’université pour s’attaquer à l’échec massif de ses étudiants. Il s’agit de la thèse de Jacques Benoit Rauscher intitulée « Les professeurs aux grandes écoles. Une élite au service des élites ? » et du livre de Muriel Darmon parue chez La Découverte en 2013 sous le titre « Classes Préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante ». M. Darmon décrit les CPGE comme des institutions qu’elle qualifie d’enveloppantes, c’est-à-dire des institutions extrêmement exigeantes vis-à-vis des élèves, attendant énormément d’eux, mais en même temps très attentives aux individus jusque dans leur santé, leur moral, leurs activités extrascolaires. A ceci s’ajoute le souci de favoriser un dynamisme coopératif dans chaque classe, classe stable d’effectif d’environ 40 élèves (même si la tendance actuelle est à l’alourdissement). Contrairement à ce qui est soutenu par des journalistes qui ne fonctionnent que sur des a priori mal informés, le fonctionnement des CPGE repose, non sur la concurrence entre élèves, mais sur la solidarité encouragée par les enseignants de toutes les disciplines. Seuls quelques très grands lycées, pratiquement tous parisiens, font peut-être exception sur ce plan. Au fond on pourrait comparer les enseignants de CPGE aux entraineurs de sportifs de très haut niveau, plus précisément dans le cas de sports collectifs. Le travail de J-B. Rauscher montre amplement que l’immense majorité des enseignants de CPGE choisit cette institution pour deux raisons : le niveau des savoirs (par opposition au secondaire) et la relation éducative étroite avec les élèves (par opposition à l’université) : ils aiment enseigner.

"L'encadrement est un très lourd investissement pour les professeurs"

Le travail de M. Darmon analyse en détails les différents dispositifs par lesquels les CPGE mettent leurs élèves au travail et changent ainsi les pratiques d’étude d’un nombre important d’entre eux. Des travaux en didactique des mathématiques ont étudié cette dimension, une thèse sur le cas des classes préparatoires aux écoles de commerce est en cours et converge vers les résultats de M. Darmon. L’encadrement repose sur un très lourd investissement des enseignants qui explique qu’ils déclarent en ce moment atteindre la soixantaine d’heures de travail hebdomadaire. Certaines correspondent aux interrogations orales par petits groupes qui leur sont rémunérées : c’est un dispositif clé du suivi individualisé des élèves, reconnu par ceux-ci comme valant cours particulier. D’autres sont consacrées à la correction de travaux écrits réguliers (voire l’interview déjà publiée dans L’Humanité). Ajoutons un dernier élément qui contredit la réputation des CPGE : M. Darmon montre que l’enseignement n’y est pas limité à un bachotage orienté vers la réussite au concours, il initie les élèves aux contenus et échelles de valeurs de chaque discipline enseignée.

Pour toute personne ayant connaissance de l’université et surtout de la direction dans laquelle le gouvernement actuel tend à l’orienter, il est clair que le fonctionnement rapidement décrit ci-dessus des CPGE s’oppose en tout point à l’enseignement universitaire de licence : enseignement en amphithéâtres de très grands effectifs, faible connaissance des étudiants entre eux, quasiment pas de relations individuelles entre enseignants et étudiants (à l’université de Rouen, une règle toute récente interdit la participation de la plupart des chargés de Travaux Dirigés, les seuls qui connaissent un peu les étudiants, aux jurys d’examens), quasiment pas de travaux écrits corrigés, très peu de dispositifs obligeant les étudiants à un travail régulier. Pour justifier un tel fonctionnement, on évoque l’âge des étudiants en postulant qu’adultes, ils doivent savoir travailler seuls dès la première année, qu’il ne faut pas les « materner ». Cet argument bien commode par les temps de réduction des budgets universitaires conduit à envisager même la baisse du nombre d’heures d’enseignement à l’Université de Rouen par exemple. Je placerai la grande mode du numérique et des MOOC (Massive Course On Line) dans la même perspective d’économie et pire encore, d’un isolement encore renforcé des individus, comme celui qui pèse sur les chercheurs et plus largement sur les travailleurs dans les entreprises ou administrations.

Quant aux enseignants, nombre d’entre eux sont aussi chercheurs : ils sont évalués uniquement sur le nombre et la qualité de leurs publications de recherche, avec une pression individualisée de plus en plus forte sur laquelle le gouvernement actuel n’est absolument pas revenu. Ils en viennent donc à consacrer à leur mission d’enseignement un temps le plus réduit possible, on ne peut vraiment pas le leur reprocher. A quoi j’oserai ajouter que pour nombre d’entre eux, c’est leur discipline et la recherche qui constituent leur véritable vocation, pas l’accompagnement humain de jeunes qui ne connaissent pas et ne comprennent pas d’emblée les normes du travail universitaire. Si l’on en croit le travail de J-B Rauscher, c’est une différence de fond avec les enseignants de CPGE.

"Être élève de CPGE c’est accepter de consacrer pendant deux presque toute sa vie au travail"

En résumé, les CPGE ont plus de moyens que les universités, l’encadrement du travail des élèves y est plus insistant et plus exigeant, l’accompagnement plus individualisé et la solidarité entre élèves plus développée. On pourrait penser que ces caractéristiques en font un cursus adapté pour des élèves qui ont besoin d’être guidés dans leur intégration au supérieur. Or il se trouve que le recrutement des CPGE est socialement très inégalitaire et c’est sur ce point que la « gauche » de gouvernement ou de presse, L’Humanité exceptée, s’appuie pour les dénigrer. Il me semble qu’on peut dire que la composition sociale du public des CPGE résulte d’une part de l’incapacité du système scolaire français à produire la réussite scolaire de tous les élèves, quelle que soit leur origine sociale et d’autre part d’une autocensure des jeunes d’origine populaire qui ne présentent pas leur candidature en CPGE (pourtant le nombre de classes puis d’écoles est tel qu’actuellement rares sont les élèves qui n’intègrent pas une école). Faut-il en déduire qu’il faut déstabiliser cette institution pour diluer les moyens récupérés dans les ZEP ou les universités : goutte d’eau dans un océan ?

Je terminerai en nuançant le portrait des CPGE que j’ai dressé jusque là. Malgré certaines évolutions depuis une dizaine d’années qui renforcent nettement les aspects de suivi et solidarité décrits précédemment, être élève de CPGE c’est accepter de consacrer pendant deux presque toute sa vie au travail, de vivre une pression institutionnelle très forte et de se situer dans la perspective pragmatique des concours. Certains ne s’y reconnaissent pas, ils se réorientent vers un parcours plus universitaire centré sur le savoir, d’autres vers des formations professionnelles de moindre ambition théorique. Mais d’autres encore ne supportent pas la pression psychologique et le rythme. M. Darmon avance une hypothèse très intéressante qui concerne la dimension socialement différenciatrice du fonctionnement des CPGE, une dimension que les critiques superficielles actuelles n’évoquent jamais : l’idéal pour vivre bien une classe préparatoire serait d’être capable de se mettre intensément au travail, à chaque fois qu’on décide de le faire. On peut penser qu’un des effets transformateurs des CPGE est de développer cette disposition chez les élèves. M. Darmon avance qu’elle est, à l’entrée en prépa, très inégalement répartie, transmise dans de rares familles ayant depuis plusieurs générations un rapport au travail et au temps basé sur l’efficacité et l’intensité. On rejoint les travaux de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon sur la grande bourgeoisie. J’ai souhaité conclure cette contribution par cette remarque dans la mesure où elle apporte un élément d’analyse dont les enseignants de CPGE pourraient s’emparer : les élèves sont socialement inégalement préparés à affronter une dimension clé de ce cursus, peuvent-ils y faire quelque chose ?