SAUVONS LA PIZZA DU PLAN


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2015-11-05 22:47

 

Que dire d'une vieille petite baraque à pizzas dont on sent qu'elle risque de disparaître bientôt? Certains riverains, de ceux qui par exemple occupent l'immeuble au pied duquel elle se blotti, faisant face au carrefour toujours plus encombré, vous diront qu'elle a fait son temps. D'accord, elle fait son âge, mais pour le reste c'est aller un peu vite en besogne. Chez les hommes la longévité est un signe de bonne santé. Je prétends qu'il en est de même pour les cabanes à pizza. Il est vrai qu'aujourd'hui les boutiques ouvrent et ferment en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, au point que durer parait une naïveté, voire une obstination, en tous cas un anachronisme: au musée la cabane. Pour autant, et avant même d'en arriver là, qui se penche sur son histoire?

L'histoire d'un succès tout d'abord, ces simples longues années de présence. Bon an mal an la clientèle est fidèle parce que, oui, le produit est bon, et l'affaire tourne et fait vivre la petite famille. Ce serait déjà suffisant pour être louable, mais ça ne s'arrête pas là. Alors qu'on revient pour la pizza, on devient sensible à l'accueil. On est toujours sensible à l'accueil, tout le monde vous le dira. Voilà donc que pour le plaisir de papoter, en compagnie variée, le papi les mômes, le jeune couple, le vieux couple, un escadron du chantier d'à côté, des collégiens, le plombier, l'ingénieur, des dames, que sais-je?, au lieu de repartir avec la pizza sous le bras on la mange là sur le comptoir, parfois on en offre, on se fait goûter. "Ah mais laissez-moi vous dire que la pizza à la sole n'a rien à voir avec la pizza au moule! -- Oui, bof j'aime pas les fruits de mer -- Non, je ne vous parle pas de fruits de mer, c'est des techniques de cuisson! N'est-ce-pas, Olive? -- et alors tu savais pas que Shakespeare et Cervantès sont morts le même jour? -- à un numéro près je l'avais dans le désordre, t'entends? -- ouais, c'est toi qu'est dans le désordre, ah ah!"...

Une histoire de convivialité, on le voit bien, investi aussi le cabanon d'un rôle social (j'ose le mot), ô combien bénévole celui-là! Les solitudes, tenaces ou passagères, viennent s'y dissoudre un moment au gré d'échanges impromptus, de rencontres improbables, amis d'amis ou parfaits inconnus, mélange des genres, on s'amuse à faire connaissance. Il n'y a plus alors que des hommes et des femmes, et plus on se connait, mieux on s'aime et parfois même on arrive à se faire du bien. Alors on s'embrasse et on se pince parce que il faut fêter la vie qui va. Ou alors on a juste glissé une confidence au creux d'une oreille anonyme, comme on jette une bouteille à la mer, et ça ne fait rien on est heureux, et on retourne chez soi avec un peu de satisfaction. Comme une histoire de pâte qui monte et qui cuit: croquante sur les bords, moelleuse à coeur, c'est cette sorte de cohésion qu'on trouve sous le auvent. N'attendez pas ça de la télé, c'est tout le contraire. La télé a réussi à faire tellement peur à tout le monde que tout le monde reste devant la télé. Vas comprendre. Peu de moelleux, aucun croquant. Et le livreur de pizza en mobylette? Brwêêêm Brwêêêm... Drriiing...! Trop croquant au feu rouge, aucun moelleux sur le paillasson. Quel feuilleton insipide.

Alors, que dire de cette vieille petite bicoque dont on sent qu'elle va donner, au soleil d'été ou bien aux vents d'hiver, bientôt, son dernier rencart? Que par exemple ce n'est pas qu'un petit commerce, c'est une époque qui va disparaître, et que si je n'en ai pas profité alors, je pourrai toujours exacerber ma nostalgie devant un film de Raimu Dolby-Stéréo en mangeant du pop-corn dans une salle climatisée. Ou que j'aurais aimé être Henri Cartier-Bresson et savoir faire la photo qui dit tout, mais ce n'est pas le cas. Alors mon instantané, je le fais à l'ancienne: je regarde, j'écoute, je donne, je prends. Et plus tard je raconterai à mes petits enfants (comme de bien entendu) l'histoire de la vieille petite cabane à pizzas au bord du carrefour encombré. Si je m'y prend bien, ils me demanderont "Et quel goût elle avait, la pizza?".