Alerte! Les restaurateurs francais du patrimoine sont en danger!

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Emmanuelle Paris

#53

2016-03-22 06:24

Près de 4000 signatures c’est encourageant mais ça n’est pas suffisant pour que nous soyons entendus. Il faut saisir l’opportunité de cette mobilisation et en élargir le champ au maximum afin qu’elle atteigne son objectif : sensibiliser le gouvernement aux dysfonctionnements qui touchent notre profession afin de trouver des solutions adéquates. La profession de restaurateur du Patrimoine est effectivement en grave danger et de plus en plus nombreux sont ceux d’entre nous qui décident de la quitter définitivement en emportant avec eux leurs compétences, leur expérience et leur savoir-faire. Pour s’en rendre compte il n’y a qu’à lire les commentaires laissés ici. Notre métier est perçu comme un métier de passion qui fait rêver. En effet, c’est ce qu’il est, mais le revers de la médaille est bien moins enviable et nul ne peut soupçonner les difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Paris est la ville la plus visitée au Monde, et la France bénéficie d’une aura culturelle indiscutable. Ce que l’on vient admirer et qu’on nous envie ça n’est pas notre industrie automobile mais plutôt notre Patrimoine, nos musées, nos monuments… Le restaurateur formé et diplômé en suivant les règles de déontologie admises internationalement (ou habilité par les Musées de France) est le seul spécialiste capable d’assurer la transmission de ce Patrimoine dans de bonnes conditions. Il est important de connaître la réalité des faits afin de se forger une opinion, voici donc un état des lieux de la situation : Qu’est-ce qu’un restaurateur du Patrimoine ? Un restaurateur du Patrimoine est chargé d’assurer la conservation « matérielle » des œuvres qui constituent notre Patrimoine (œuvres peintes, œuvres sculptées, œuvres graphiques, œuvres métalliques, arts du feu, œuvres textiles, œuvres photographiques, mobilier, etc…) pour en permettre la transmission aux générations futures. L’ensemble de ces œuvres étant considérées comme des éléments de notre Histoire et de la mémoire de l’Humanité. Comment le restaurateur du Patrimoine est-il formé en France ? Le restaurateur du Patrimoine diplômé d’Etat n’a pas appris son métier "à l’Ecole des Beaux-arts", ni "à l’Ecole du Louvre". Il a été formé dans l’une des quatre institutions reconnues par les musées de France (INP, Master CRBC Panthéon-Sorbonne, Ecole de Tours, Ecole d’Avignon). Ces formations délivrent un Master, soit un diplôme de niveau Bac + 5. En réalité, il aura en moyenne effectué 7 années d’études supérieures après son Bac pour obtenir son diplôme car les concours d’entrée à ces écoles nécessitent une préparation longue et difficile (pour un taux de réussite pouvant être de seulement 2% certaines années). Les compétences requises englobent l’histoire de l’Art, les sciences (physique/chimie/biologie), la technologie, le dessin, l’habileté manuelle, la maîtrise d’une discipline (peinture, modelage, photographie, etc…). Comment exerce-t-on le métier de restaurateur du Patrimoine en France ? Lorsqu’on s’engage dans la préparation d’un de ces concours, on a rarement conscience que pour exercer notre métier, on devra nécessairement s’installer en tant que travailleur indépendant. Pourtant telle est la réalité, car les restaurateurs ne travaillent pas "pour le Louvre" ni pour aucun autre musée (sauf à de rares exceptions). La France est l’un des seuls pays, sinon le seul (étonnamment) où les musées ne comprennent pas systématiquement un atelier de restauration où des spécialistes sont chargés de veiller à la conservation « matérielle » des collections. Nous sommes tous des prestataires de service mis en concurrence dans le meilleur des cas avec deux autres restaurateurs, mais plus généralement soumis au système des marchés publics. Les collectionneurs privés étant rares, les collections publiques sont donc nos principaux milieux d’exercice. Les marchés publics (ou appels d’offre publics à la concurrence) sont censés permettre une répartition équitable des budgets de l’Etat. Ils sont tout à fait adaptés à des travaux importants mettant en concurrence de grosses entreprises de travaux publics par exemple, mais certainement pas à nos petites structures unipersonnelles. Nous ne bénéficions en effet pas de l’appui d’une cellule administrative chargée de réunir les pièces toujours plus nombreuses et compliquées qui nous sont demandées. Nous réalisons donc nous-mêmes ces dossiers qui nous demandent des jours, et parfois des semaines de préparation pour lesquelles nous ne sommes pas rémunérés. Ces dossiers sont de véritables rapports d’expertise qui débouchent parfois sur des mois de négociations, sans aucune garantie de remporter le marché. Nous passons donc près de 30% de notre temps à monter ces dossiers et non à exercer notre métier de restaurateur, pour n’en remporter au mieux que 1 sur 10 (pour des montants parfois dérisoires). La loi des marchés publics étant ce qu’elle est (une roulette russe attirée par la proposition moins disante, autrement dit la moins chère) il arrive parfois qu’une série d’appels d’offre ne nous soit pas attribuée. Ce seront alors des semaines, ou des mois de travail qui ne porteront aucun fruit et durant lesquels, il est inutile de préciser que nous ne bénéficierons d’aucune aide ni subvention. A tout cela s’ajoute le fait que, l’Etat étant un très mauvais payeur, les délais de paiement de nos prestations peuvent parfois atteindre des sommets : en moyenne deux mois, parfois moins, mais souvent plus sur de gros chantiers (en exemple jusqu’à deux ans et demi pour le reliquat d’un marché public de la Ville de Paris !). Dans le privé ce n’est pas toujours mieux du reste… Comment fonctionne un travailleur indépendant ? Le travailleur indépendant (installé en tant que profession libérale, artisan, société, etc…) pratique des tarifs qui doivent lui permettre d’assurer à la fois sa subsistance, le fonctionnement de son entreprise (loyer de son atelier et charges courantes, assurances, renouvellement des produits, du matériel, acquisition de nouvelles technologies, élargissement de ses compétences par des formations, etc…), le paiement de ses charges sociales (au minimum 30 à 40% du montant de son chiffre d’affaire HT) et sa prévoyance. Le travailleur indépendant ne bénéficie en effet pas de congés payés, d’assurance chômage, d’une retraite décente (tout au plus 500€ par mois après 40 années de cotisations), ni même de congé maladie (quelle que soit la gravité de la maladie). Autrement dit, un travailleur indépendant qui doit interrompre son activité pour des raisons de santé ne bénéficiera d’aucune aide, tout au plus de l’étalement ou du report de ses cotisations sociales. Notre profession est pourtant exposée à de nombreux risques : toxiques (emploi de solvants, exposition à des matières dangereuses telles que le plomb, etc…), fonctionnels (conditions de travail anti-ergonomiques (en extérieur, à plat ventre, dans la poussière, etc…) et sécuritaires (accès difficiles, travail sur échafaudages, etc…) Quelle est la moyenne de revenus d’un restaurateur du Patrimoine ? Avec une charge de travail généralement bien supérieure aux 35h par semaine (préparation des appels d’offre sur notre « temps libre ») le restaurateur arrivera péniblement à atteindre un revenu moyen de 2000€/mois (parfois plus, souvent moins, comme l’avait indiqué un sondage réalisé par la FFCR). Les niveaux de revenus sont néanmoins très fluctuants selon la spécialité d’exercice et le niveau d’expertise du restaurateur, son statut et son ancienneté dans la profession. Pour un niveau d’études d’environ 7 années après le BAC on peut néanmoins légitimement se demander comment est arrivée cette précarisation qui fait que nos tarifs n’ont pas augmenté pour certains d’entre nous depuis 10 à 15 ans (s’ils n’ont pas carrément baissé : l’entrée dans le système des marchés publics n’y serait-elle pas pour quelque chose ?) Aucune profession ne peut faire le même constat. Il paraît évident que dans ces conditions il est impossible de vivre décemment. Il faut donc être passionné (ce que nous sommes tous) et dotés d’une santé physique et mentale de fer pour continuer d’exercer dans ces conditions, ce qui est à l’origine du changement de voie d’un nombre toujours plus grandissant d’entre nous. Pour tous ces services rendus, nous n’en sommes pas moins considérés comme les petites mains des métiers d’art et il n’est pas rare que dans un article de presse concernant la restauration d’un objet, le conservateur responsable ou le directeur du musée soit cité (ainsi que le photographe qui a illustré l’article) mais pas le restaurateur qui a réalisé le travail dont on parle précisément. Quelles sont les solutions ? - Certains professionnels préconisent, à juste titre, l’application de l’exception culturelle et la sortie de notre profession du système de marchés publics (cf. article du 14 février 2012 par Jean Perfettini paru dans la Tribune de l’Art) - Il est indéniable qu’une meilleure reconnaissance et une meilleure protection des professionnels sont nécessaires - Les interventions sur les œuvres appartenant au Patrimoine public doivent être confiées strictement à des spécialistes diplômés ou habilités - Un vrai suivi de l’état des collections doit pouvoir être réalisé par des spécialistes en poste dans les musées, en rétablissant un réel dialogue entre le conservateur et le restaurateur, tel qu’il existe dans les pays anglo-saxons par exemple J'ajoute qu'un "numerus closus" adapté à l'état du marché selon les spécialités pourrait être appliqué aux formations diplomantes, afin de ne pas alimenter le système de nouveaux travailleurs précaires. Un statut social intermédiaire avec celui de la maison des Artistes pourrait également être envisagé, qui permettrait de s'adapter mieux à nos besoins par un prélèvement des charges sociales à la source par exemple (à l'image des auto-entrepreneurs) et avec une meilleure protection sociale. Quoi qu’il en soit, la première urgence est une prise de conscience du danger qui guette notre profession (et par assimilation notre Patrimoine) si aucune solution n’est trouvée et nous devons pour cela établir un dialogue fertile avec le gouvernement. Emmanuelle Paris le 22 mars 2016 Restauratrice du Patrimoine - Spécialité Peintures - Diplômée de l'INP en 2001

Réponses

Julie Catalo-Manuel

#56 Re:

2016-03-22 08:40:44

#53: Emmanuelle Paris -  

 Merci Emmanuelle pour cet texte qui rend très  bien compte de la situation.

Vu que nous travaillons principalement  sur des œuvres publiques, le statut d'intermittent serait à mon avis très bien adapté à notre profession, non ? 

La mosca, restauratrice de sculptures - sans sculptures

#60 Re: Merci Emmanuelle, et profitons de cette plateforme pour témoigner...

2016-03-23 08:14:45

#53: Emmanuelle Paris -  

 Merci Emmanuelle pour ce portait pointu et sous plusieurs axes de vue du métier. C'est exactement ça.

Pour ma part j'ai toujours refusé de m'atteler aux appels d'offre, faible opposition pour rêver que ce système ne s'enracine pas dans le fonctionnement public - mais il aurait fallu une opposition de masse, un boycott général dès le début, quand tant de réponses n'ont servit que de constats d'états gratuits pour lancer un second appel. Au lieu de quoi me semble-t-il c'est chaque fois la curée, dans un stress sans nom, sans gain aucun, en chiens de faïence, tant chacun peine et a besoin de cette commande, avec ceux qui sont nos confrères et parfois collaborateurs, et éffondrés par la présence de concurents d'un autre monde, pour répondre malgré les études préliminaires à des demandes incohérentes, remplir des cases de chiffres, depuis les opérations initiales jusqu'au résultat final, avec tout à estimer en même temps en dépit du bon sens...

Dans mon petit coin de restauratrice provinciale, j'en était venue au même parallélisme : serions-nous les intermittents du patrimoine, fragiles et précaires?
Toujours sans code APE/NAF : à ce jour nous nous trouvons soit "gestionnaires de patrimoine" (notaires ?), soit assiminés à la "gestion des sites et musées et attractions touristiques" (conservateurs dans le sens de currateurs ?), ou encore aux plasticiens. Notons au passage (et peut-être tant mieux ?) que même du côté des artisans, dans la liste des métiers d'art, le restaurateur de sculptures n'existe pas... Ne serions-nous pas, finalement, plutôt des illustions, des chimères, ou des mirages ?

Mes chiffres sont les suivants :
- bac +5, x2 : maîtrise en histoire de l'art et archéologie + master en C-R de sculptures. > Diplôme à 29 ans ... et 11 mois, il était temps !
- 13 ans de pratique, ou du moins d'installation, et de paiement des cotisations - travail ou pas.
- plus de 80 000 € d'investissement en véhicule utilitaire, avec un changement de véhicule dans les douze ans, et aménagement d'atelier (corps de grange), car il semble légitime de vouloir travailler dans des conditions optimales (ou presque - qui peut s'offrir une loupe binoculaire par exemple ? ou tout un système d'aspiration des solvants ?) et recevoir les clients dans un cadre à la hauteur de leurs projections et commandes. 
- environ 25000 km de route et autoroutes par an, une bonne partie à mes frais, pour aller faire les devis (plus nuitées)
- plus de commande depuis 2014, sauf quelques journées ou demi-journées éparses depuis juin, moins de deux semaines en tout. Et, de fait, plus de paiement substanciel depuis mars 2015 (la fin des commandes de 2014), hors ces quelques heures éparses.
On pourrait penser : si elle n'a plus de travail, c'est sûrement sa faute... Et l'absence de commande de faire boule-de-neige. Je précise que je n'ai commis aucune faute professionnelle, que je n'ai jamais abusé de ma position de restauratrice confirmée, pour gonfler un prix, par exemple, bien au contraire (quand on concidère, à nouveau, la gratuité des devis et l'implication hors atelier) et que le résultat de mes prestations, assorties d'un rapport d'étude et d'intervention complet, ont toujours été appréciés. Cela s'est juste tari, simplement, brutalement, l'année dernière. 
- moins d'une 12ne de réponses (je parle, pour la majorité de cette douzaine, d'un "Bien reçu-merci", les quelques autres ayant plus écrit me connaissant déjà) aux plus de 120 relances et envois de CV l'année dernière - et si je parle de ce silence, c'est pour le sentiment de mépris qu'il distile peu à peu dans le ressenti des prestataires, isolés et démunis face à des murs sans ouverture, nous renvoyant aux plateformes d'appels d'offres, tout aussi dépersonnalisées...
- 700€/mois environ versés en assurances professionnelles (RC, assurance d'atelier, véhicule, matériel, transport des oeuvres, plus les oeuvres confiées elles-même, la plupart n'étant même pas assurées par les propriétaires), en factures liées à l'atelier et son fonctionnement, et en cotistations sociales
- moins, bien moins de 1000€ / mois : ce avec quoi j'ai pu espérer vivre tant que ça 'fonctionnait' (condition sine qua non : pas d'enfant, pas de crédits, et aussi sûrement, ce qui n'est pas une punition : vivre en province)
- 40 ans et plus : un bel âge pour survivre (je dis bien 'survivre') grâce à ses parents, ayant tout investi sur l'autel du job ? Comme au bon vieux temps des études, qu'ils ont soutenues jusqu'au bout, dans la même projection idéalisée que leur étudiante aux longs cours
Etc.

Profitons de cette plateforme pour témoigner...

Une question: comment ce tableau complet d'Emmanuelle pourrait-il être plus mis en avant ? Par exemple directement par un lien sur le texte de la pétition ? J'imagine que beaucoup signent sans aller jusqu'aux commentaires.

Invitons aussi à aller lire les commentaires sur les versions en allemand et en anglais. Pour qui en a besoin, le traducteur automatique donne des résultats très acceptables. Les contenus sont concis, précis, si pertinents, et montrent que le problème dépasse les frontières.

Merci à nouveau à tous les signataires.

Françoise Sinier de Ridder

#70 Re:

2016-03-27 09:20:20

#53: Emmanuelle Paris -  

 Bonjour, je trouve tes commentaires bien amers. Tu n'envisages les restaurations patrimoniales que dans le cadre des collections publiques, et chacun sait que les musees ne restaurent pas, ils conservent au mieux. 

Il y a des restaurateurs du patrimoine, toutes catégories confondues (sauf peut-être archi, et encore je ne suis pas sure), qui travaillent à plein temps, pour les collections privées qui ne sont ni moins bonnes ni moins exigeantes que les publiques, qui gagnent bien leur vie (j'en suis), et qui organisent des expositions, des événements culturels de qualité, des grandes restaurations patrimoniales, des prêts d'objets patrimoniaux, des communications, des colloques, des partages, des publications, des ateliers, des rencontres, des échanges, et surtout des transmissions de savoir,  il est juste regrettable que les musées s'en soient exclus au nom de je ne sais quelle supériorité intellectuelle auto-decernée.